Il arrive.

La flore l’accueillait comme n’importe quel être vivant. L’imposante cape qui le recouvrait totalement frôlait doucement l’herbe à chacun de ses mouvements. Il progressait lentement, comme si le temps n’avait aucune importance… Et en avait-il une ? Il était immortel, monstre mort coincé dans un monde de vivants. Il était la peur incarnée en un squelette fébrile, caché des voiles sombres des enfers. Autour de lui, la nature ployait sous l’action du vent mais ses haillons semblaient ne pas être affectés par le tumulte de l’automne. Il était le silence. Et voilà bien longtemps qu’il errait. Attiré par les émanations magiques de tous les horizons, il changeait perpétuellement de direction. Jamais un phénomène ne durait assez longtemps pour qu’il n’arrive, mais il ne se lassait pas. Invisible la nuit, immobile le jour, il évitait les pensants. Le végétal ignorait sa présence, le vivant la craignait. Entouré de son aura terrifiante, prompte à broyer tout courage et à souffler toute détermination, il avançait et devant lui fuyait la faune.

Il était Sorgo’th, et possédait son crâne.

Au nord se trouvait la magie. Il était incapable de dire laquelle, et s’en moquait. Mais quand brillait la lumière, le papillon voletait vers elle. Il finirait bien par s’y consumer, à l’instar de l’insecte imprudent, mais cette certitude n’infléchit pas son avancée. Personne ne sait pourquoi il voit les arcanes comme une source dans laquelle épancher la soif qui le dévore depuis deux millénaires, pas même celui qui, le premier, en fit les frais. Il finit par atteindre une plage, et s’y aventura sans une hésitation, ne laissant derrière lui aucune trace de son passage. La nuit l’enveloppait de ses songes et il se fondait parfaitement avec la voûte obscure.

Finalement, il finit par se présenter à la crique.

Il avait déjà côtoyé Korandar, contraint et forcé par un crâne qui ne lui appartenait plus. Las de vivre, il ne souhaitait pas mourir, aussi avait-il accepté l’inévitable. Mais il s’était libéré depuis… Aujourd’hui, il revenait, non pas animé par un quelconque sentiment de vengeance mais par cette soif omniprésente, celle qui guidait ses gestes. Bientôt, les gardes verraient se découper sa silhouette… Bientôt, il ressentirait la peur à l’état le plus pur.

Bientôt, Sorgo’th s’abreuverait de la magie ambiante, celle dégagée par ceux qui avaient choisi de vivre en ces lieux reculés.

Il faisait encore très beau ces temps-ci sur le côté Nord du Royaume du Roi Roland IV, avant que la nuit ne tombe. Moniac touchait certes à sa fin pour laisser place à Blasdon mais le temps était encore agréable. L'environnement ne retenait certainement qu'une seule chose, la douce brise provenant de la Mer Mirène. Pour Lanjis, elle serait probablement encore une fois un cauchemar pour la population. Si le dénommé Sorgo'th se dirigeait vers l'entrée du repaire de Korandar, c'est en revanche son ancien maître qui s'approchait de la sortie. Les dernières installations étaient prêtes et l'Inquisiteur de Korandar pouvait désormais s'en aller rendre compte au Chef de Korandar, Rosae. Ainsi, c'est une seconde silhouette tout aussi sombre qui se fondit dans le décor lugubre de la grotte. D'un pas bien trop méticuleux, le son des bottines du démon résonnaient contre le sol avec une régularité digne d'une marche impériale. En réalité, un troisième son se mélangeait en parfaite harmonie dans la marche funèbre d'Odin. Il s'agissait de sa canne en bois, signe de prétention ou bien moquerie envers la noblesse humaine ? Ce qui était certain, c'est qu'il n'avait physiquement plus rien à voir avec le guerrier sanguinaire dont on faisait autrefois les portraits.

... Cette sensation, cette odeur, ce regard... Bienvenue à la maison, l'ami.

Les quelques rayons lunaires atteignirent enfin l'Inquisiteur de Korandar, le mettant en évidence face au mort vivant. Courtois, l'hôte retira son chapeau et s'inclina avec respect devant le visiteur.

... L'ami... S'il agit d'un retour aux sources, bien entendu, Sorgo'th.

« … »

Fut-il surpris de rencontre une âme vivante ? Si ce fut le cas, le mort n’en montra rien, arrêtant simplement sa course et tournant lentement la tête. L’être d’os et d’haillons observait celui qui était venu à sa rencontre. Il était un temps où il le détestait, un temps vieux de quelques mois seulement mais un temps désormais révolu. Il était silence et silence il observait, impassible, détaché d’un monde qui n’était pas le sien mais qu’il ne pouvait pas complètement ignorer. Autour de lui scintillait la magie, il la sentait proche et lointaine, puissante et faible. Mais qu’importe ? Il absorbait tout. Des profondeurs de la capuche jaillit une voix d’outre-tombe.

« Tu es faible… »

Ce n’était pas exactement la vérité. Il sentait la magie contenue dans le corps d’Odin mais, à la différence des précédentes rencontres qu’il avait avec le démon, elle était enchaînée. Maitrise volontaire ? Impossible, car nulle volonté ne pouvait lutter contre le magnétisme qu’il possédait sur les arts occultes. Involontairement, il aspirait telle une éponge toutes les émanations autour de lui. Il crut déceler la puissance d’un seau… Ce ne serait qu’une question de temps, avant qu’il ne le vide de son pouvoir et ne le brise. Ensuite, la puissance du démon s’écoulerait à son tour, tel un fleuve déferlant dans son lit avec la ferme intention de se jeter dans l’océan. L’Aura de terreur irradiant autour de lui, il reprit son avancée, contournant simplement le démon, ignorant ses marques de politesse inutiles. Il n’avait qu’un objectif, le centre de cette concentration magique. Gardien immobile, il s’y enracinerait et ferait ce pour quoi il était venu.

Faire sienne la magie des habitants de cette grotte.

Quel endroit. Une véritable prison glacée. C'est bien la première fois que je crois ressentir une once de froid...

Telles étaient les bougonneries qui s'échappaient des lèvres carminées d'une silhouette haute et svelte, les boucles de la profonde chevelure s'agitant au gré des pas lents qu'elle effectuait. Inutile même de chercher à distinguer les traits du faciès qu'on devinait fin à la courbure légère des fossettes et au menton aussi gracieux que l'allure et le port. Il ne pouvait s'agir que de Kassandra, qui aurait pu faire fondre les parois de la grotte de sa chevelure flamboyante.

Elle se plaignait, la succube, et n'avait pas si tort de cet étrange ressentiment qu'elle ne comprenait pas. Déroutée par ce froid lointain et inconnu, cette sensation stupidement étrangère à son corps qui lui avait enveloppé avec une douceur mielleuse et lente le coeur pour se refermer à double tour, un frisson permanent et ténu circulait le long de son dos cambré. Et il était strictement et purement impossible pour la jeune femme que ce froid soit d'origine naturelle, elle qui vivait constamment baignée dans la tiédeur émanant de sa propre personne, digne d'une fidèle de Fulrullia qu'elle implora bassement, pensant que le chaud reviendrait annihiler le froid anormal. A moins que retrouver Ajilah - qui ne cessait de la fuir, ces temps-ci ... - ne lui procurerait un faible remède temporaire, ce dont elle doutait.

Atteignant la sortie de la grotte, la créature inspira profondément l'air marin et salé des vagues qui léchaient le sable blanc des côtes et balaya du regard le bord de mer. Rien, rien du tout, si ce n'était cette étreinte glacée et tenace, qui s'était subitement renforcée...

Mais Kassandra avait mal regardé, et ses iris aperçurent alors cette fois-ci les ombres et les contours nets d'un Inquisiteur saluant une cape aux mouvements suspendus, figés dans un Temps qui n'avait aucune sorte d'importance pour cette identité masquée. Le coeur de la rouquine rata un battement tandis qu'elle resta en recul, la main gauche appuyée contre la paroi rocheuse.

"Il" était donc venu. Mais pourquoi ? Cela faisait si longtemps. Il y avait prescription... A moins que les morts-vivants fassent exception à la règle. Ils étaient toujours des exceptions, partagés entre le fil dangereusement fragile de la Vie et l'abysse béante de la Mort. De vrais pantins, de vrais funambules.

La jeune femme ne prit aucun soin, jetant un coup d'oeil derrière elle pour héler quelques gardes, qui allaient mettre un peu de temps à arriver ... Mais qui arriveraient.

Faible ? C'était certainement l'une des premières fois que l'on crachait de tels mots au visage de l'Inquisiteur de Korandar depuis des années avec autant de certitude et de sincérité. Si bien qu'il en fronça les sourcils. D'un pas lent, le revenant entrepris de contourner le démon. Cette fois-ci, ce fut une autre surprise et celle-ci se traduisit par le fait que ses yeux étaient en train de s'assombrir.

... Quel est ce maléfice ?!

Sans plus tarder, l'Inquisiteur tira sa rapière de sa canne en bois et porta une estocade vers son épaule droite. Certes, elle traversa aisément le tissu de ses vêtements mais se retrouva bloquée sèchement et nettement. Que se passait-il ? Était-ce vraiment le petit subordonné qui n'avait que d'autre choix que de lui obéir il y a quelques mois après ? Non, c'était une autre créature.

Eh ! Tu m'écoutes ?!

D'un pas hâté, l'Inquisiteur de décala afin de lui faire à nouveau face quitte à se faire bousculer, pointant sa rapière vers sa gorge. Il jeta un bref regard vers l'arrière et remarqua ainsi la présence de Kassandra.

Sorgo'th, tu vas me dire pourquoi j'ai une sensation de faiblesse mélangée à une sensation déjà connue par le passé !

En effet, le démon était très sensible au charme de Sorgo'th et il était réellement surpris d'une telle tournure des évènements. Au plus profond de lui-même, il ressentait les forces qu'il avait précédemment condamner se déchaîner tandis que le sceau faiblissait. Pourquoi ? Il voulait le savoir et ne se doutait pas un seul instant que rester face à l'intrus pouvait le mener à sa perte.

Les lueurs des lunes se reflétèrent un instant sur les cheveux blancs argentés d'une magnifique femme, aux lèvres ni trop fines ni trop épaisse, la teinte de ses yeux étant identique à celle de l'eau bordant la crique au blanc sable. Ses derniers jours n'avaient point été de tout repos pour elle, et elle portait encore les stigmates d'une torture récente, quelques entailles passagère se situant sur son visage, renforçant l'idée de femme forte que se faisaient certains Korandiens.

Plus elle approchait de la crique, plus un sentiment de peur... naissait en elle. Elle s'arrêta un instant de marcher, regardant devant elle, voyant une longue chevelure rousse reconnaissable entre mille, dressée sur un corps aussi fin et parfaitement formée qu'elle... Plus loin, elle voyait une cape... et un Inquisiteur qu'elle n'aurait point voulu croiser. Se tenant la tête, croyant à un mal de tête, elle approcha...

Durant les quelques pas qu'elle fit, elle put sentir que cette sensation de peur, de terreur... Cette chose qui aspirait son courage et le détruisait jusqu'à le mener au néant... ne pouvait qu'être d'origine magique. Elle n'avait pas ressentie un telle sentiment depuis des années, des dizaines d'années. Tout venait de cette cape... elle en était sûr, désormais. Il fallait qu'il parte, pour son bien à elle, et pour celui de ses "enfants", les Korandiens.

Ils étaient venus, ils étaient tous venus à sa rencontre. Le Mort ne réagit pas, mais ce ne fut pas par choix. L’aurait-il pu qu’il aurait rit à gorge déployée. Il était la flamme, vorace et dangereuse, attirante et attirée, autour de laquelle gravitaient les papillons égarés. Autour de lui, la magie se tordait, se soumettait à sa présence et lentement s’écoulait vers lui. Il n’en profitait aucunement, n’en retirait aucune jouissance, à peine cela apaisait-il la soif qu’il ne ressentait pas. Il les sentait, ces fameuses auras… Deux succubes voletaient près de lui, attirées par une peur qu’elle ne comprenait pas. A cette angoisse diffuse s’ajoutait désormais l’horreur sans nom de sentir leur compagne de toujours les quitter.

A côté de lui, son ancien Maître s’agitait. Les rôles s’inversaient, sablier du temps se renversant et recommençant sa course. De dominant, le démon en était venu à être dominée… Parce qu’il avait porté son crâne, il était plus sensible que les autres à la Peur. La vérité était que désormais, Odin ne pouvait plus rien contre lui. Une vérité que certains n’étaient pas prêts à entendre, ni même à concevoir. Nulle joie, nulle satisfaction, Sorgo’th continuait simplement d’avancer. Pantin dont personne ne tirait les ficelles, sinon la magie elle-même, il quêtait son objectif sans savoir ce qu’il était vraiment…

Il s’arrêta pourtant de nouveau quand Odin se planta devant lui. Dans les ténèbres de la capuche, aucun sourire ne vint adoucir le regard mort du crâne figé.

« Je n’ai pas les réponses à tes questions. »

Il était la mort que rien ne troublait, pas même la colère de celui qui jamais ne s’était trahi en sa présence. Il n’avait même pas senti l’attaque portée à son encontre. La lame s’était heurtée à des os que rien ne pouvait briser. Odin avait raison, il n’avait plus grand-chose du fidèle qu’il avait pu être. Le crâne était sa prison, qu’on lui en prive et il était libre… En l’asservissant, il lui avait rendu son libre arbitre. Sorgo’th était fait de paradoxes.

« Ecarte-toi, démon, je ne suis pas venu pour toi. »

Il était venu pour eux, pour ces mages, ces succubes, ces démons gorgés de magie. Il était venu en conquérant et maintenant… Il se devait de conquérir. D’imposer le joug de sa présence, sans qu’ils ne puissent rien y faire. Alors ils fuiraient, comme tous avant eux… Et lui aussi reprendrait sa marche.

Inlassablement, jusqu’à la nuit des temps… Et au-delà, si la Mort le voulait.