Le démon se promène calmement dans Trigorn. Joyau des Rolands, véritable cœur économique du Royaume, la vie y est pour beaucoup plus facile qu’ailleurs… Mais, comme souvent, les contrastes y sont aussi plus marqués. C’est sur les Bas Quartiers que s’est porté le choix d’Ajilah, et, vêtu comme un mendiant, il s’intègre parfaitement au paysage. Parfois, quand il allonge trop le pas pour éviter une flaque de boue, son ventre crie sa douleur, lui rappelant à intervalles réguliers le prix de l’imprudence. Il avait assuré à Odin qu’on ne pouvait rarement commettre cette erreur deux fois… Lui l’avait pourtant faite déjà deux fois, et se réjouissait que la deuxième ne fut pas aussi définitive que la première.
Son regard inquisiteur analyse tranquillement son environnement, traquant les détails intéressants et utiles. Il fixe les miséreux non pas avec mépris mais avec intérêts, cherchant par quel moyen il pourrait exploiter leur détresse. Un ventre affamé tend plus facilement l’oreille aux paroles subversives. Tous, du petit voleur à la fille de joie, possèdent une particularité, une façon d’être utilisés. Le petit voleur peut servir comme bouc-émissaire, et reste une main d’œuvre quasiment inépuisable dans une telle ville. La fille de joies est un parfait vecteur de maladies plus ou moins honteuses, quand on sait comment les introduire au bon endroit.
Plongé dans ses pensées, il ne voit pas un mendiant affalé au sol. Surpris de rencontrer une résistance là où il n’en attendait pas, il manque de peu de s’étaler sur le sol immonde, et tandis qu’une vive douleur déchire son ventre, il sent son genou droit heurter durement le sol. Avec un grognement irrité, il observe un instant les bandages désormais souillés entourant ses deux mains. Se relevant, il se tourne vers la raison de sa disgrâce. Le pauvre hère n’a pas bougé, et ce n’est guère étonnant vu l’impressionnante odeur d’alcool qui émane de sa personne. Pendant un long moment, le démon reste immobile à le fixer. Il pourrait tuer l’impudent qui l’a fait chuter, mais ce serait se priver d’un outil potentiel pour ses futurs projets… A moins que sa mort ne soit la dernière et plus belle utilisation qu’il puisse en faire ?
Avec un haussement d’épaule, il conclut que sa mort ne lui apportera rien. Un mendiant de plus ou de moins, personne ne s’en rendra compte. Aussi, il s’en détourne déjà, reprenant son chemin, laissant sur le bord de sa route un outil brisé et, pour le moment, inutile. Ainsi est le monde pour Ajilah al’Djinn. Il ne voit ceux qui l’entourent que comme des outils dont il faut plus ou moins prendre soin. Démons, humains, elfes… Tous sont placés sur un pied d’égalité. Korandar jouit par contre d’un statut privilégié… Les démons qui composent ce Clan sont ses outils les plus précieux. Ils n’en usent qu’avec précaution, en prend soin, ne leur donne aucun ordre qui pourrait les briser trop vite.
Avec un soupir, il interrompt sa marche, et se pose négligemment contre le mur. La tunique déchirée et sale qu’il porte le démange, de même que son pantalon en toile. Malgré les couches de vêtements usés, le froid se fait chaque minute un peu plus cruel. Il a hâte de rentrer, au chaud, de se changer. Aucune pensée ne se tourne vers tout les humains qu’il a croisé depuis le début de l’après midi, aucune pitié ne vient alterner sa vision froide du monde. Non, son esprit est tourné vers un autre sujet… Isurion.
A l’heure qu’il est, l’ancien Chaotique doit déjà être au courant de ses propos. Ajilah n’a que peu de doute quand à sa réaction. Violente, comme à son habitude. Isurion est convaincu qu’en mettant continuellement la pression sur son entourage, en lui rappelant en permanence qui il est et ce qu’il pourrait leur faire en cas d’erreur, il parviendra à les garder dans la voie qu’il leur a choisi. C’est une façon de faire fermement ancré dans l’esprit et dans le caractère de ce qu’il considère comme un ami. Lui, et quelques autres, possèdent une place à part, différente de celle qu’il accorde à Korandar. Ceux là ne sont pas des outils, aussi Ajilah ne se sert-il pas d’eux. L’échange qui peut avoir lieu entre lui et eux pourrait se rapprocher par quelque côté de l’amitié dont se lient les humains. Pourtant, c’est différent, moins… passionné. Il ne ressentira pas l’impérieux désir de les protéger, par exemple. Personnes a part entière, elles n’ont pas besoin d’un outilleur pour les prendre en charge.
Enfin, quelques rares élus, se comptant sur les doigts d’une main, ont su gagné son respect. Parfois par le biais de la charge qu’ils représentent, du charisme qu’ils dégagent, des idéaux qu’ils véhiculent, parfois à cause de leur farouche opposition, de la longue lutte qui les opposèrent, eux et lui… Actuellement, seules deux femmes jouissent de ce privilège. Toutes deux possèdent une autorité qui leur est propre sur sa personne, sa protection, son respect et son soutien.
Tandis que la luminosité commence doucement à décroître, Ajilah quitte le dossier confortable que représente le mur d’une bâtisse abandonnée. Accélérant le pas, il quitte la petite ruelle dans laquelle il s’était engagé pour rejoindre une route plus large, s’attirant les regards curieux et réprobateurs des riches roturiers qui l’empruntent. Après avoir jeté un regard vers l’ouest, afin d’admirer un bref instant l’apaisante peinture du soleil se cachant lentement derrière les murailles de la cité, il reprend sa marche vers le repaire de Korandar, tentant d’imaginer avec un sourire amusé la réaction de Kassandra si par hasard elle le voyait ainsi affublé.
Mer 28 Jan - 16:53